UN JOUR, UNE HISTOIRE
(Jean-Claude LOURADOUR)
Pendant ma mission de quatre mois au Tchad en 1979, j'ai bénéficié d'une semaine de congé dans un petit village de pécheurs sur les bords du Chari, à Dougia. Nous étions hébergés dans un ancien hôtel pour safari réputé à une certaine époque présidentielle. L'armée en avait fait un lieu de repos, doublé d'un dispensaire pour la population locale. Le premier jour, j'ai été surpris par l'affluence des patients. Je découvris qu'ils étaient traditionnellement accompagnés par leur famille. Il devait bien y avoir une cinquantaine de personnes assises à même le sol sur la place pour attendre le docteur. Ils avaient amené avec eux de quoi se nourrir ainsi que des volailles pour paiement, qui iraient améliorer l'ordinaire. Un caporal couleur locale, en treillis, balayait la terrasse où étaient disposées une table et une chaise en bois. Sa corvée terminée, je le vis revêtir une blouse blanche et commencer les consultations. En fait il n'était que simple infirmier, faisant office de médecin si l'on peut dire. Je restai effaré devant ce « remake » d'un mauvais scénario de film ; le sorcier étant déjà passé par là, il distribuait quelques médicaments, pour les cas graves, comme j'ai pu m'en rendre compte. J'ai assisté pendant le voyage retour à l'évacuation sur l'hôpital de N'djaména, d'une mara enceinte dont le fœtus ne donnait plus signe de vie ; nous avions eu du mal à refuser la famille qui voulait monter dans le PUMA.
Dans le parc je remarquai une rangée de citronniers le long du mur de clôture, des citrons verts immangeables tellement ils étaient acides. Notre « boy » cuisinier, qui avait sa famille sur l'autre berge du fleuve au Cameroun, nous proposa une recette tahitienne de poisson cru, un capitaine (le poisson) était cuit par le jus de citron après une nuit de macération : délicieux.
Comme nous avions une barque du génie, avec un moteur hors-bord à notre disposition, nous avons visité le village de pêcheurs où vivait notre cuisinier, sur l'autre rive du Charry, côté Cameroun : paillotes couvertes de chaume, sol en terre battue. Dans la sienne, seul luxe, un lit en 90. Les femmes pilaient le mil, les bébés accrochés dans le dos, le forgeron travaillait le foyer de la forge dans un trou à même le sol et devant lui s'étalait sa production de serpettes et de hachettes. Le poisson couché sur des claies de branchages séchait au soleil. Une ribambelle d'enfants joyeux s'accrochait à nos basques et d'autres étaient fiers de nous montrer leur pêche miraculeuse : une ficelle accrochée à un bâton, un hameçon sans appât, sans bouchon, pas plutôt trempé dans la rivière, ils le ressortaient avec un poisson gigotant au bout de cette ligne primitive.
Tous ces Camerounais, la plupart des réfugiés tchadiens, avaient l'air joyeux, cela ressemblait à un village de vacances. Un retour à la nature, avec le dénuement en plus. Étrangement, j'avais l'impression d'être revenu à l'époque des films de ma jeunesse. L'enchantement cessa lorsque je remarquai la présence anachronique des transistors, seul lien avec notre époque dite « moderne » et « humaine ».
J'ai pu assister à un jour de marché dans le petit village de Dougia. Un alignement de huttes en bois, vaguement protégées par des toits de paille, des étalages d'oignons, échalotes, ail, des tas de riz, d'épices, curry, mangues, du pétrole, de l’essence au litre, cigarettes à l'unité, casseroles, gamelles, cotonnades, nappes, tapis, saris multicolores, le coin du « docteur en bicyclettes », marchand de grigris, d'amulettes. Je déambulais au milieu de ce souk lorsqu'une mara m'a interpellé pour me proposer des feuilles vertes dont elle avait un sac devant elle. Sa voisine est intervenue en se moquant, pour lui dire « les blancs ils mangent pas ça », bétel, kat, une drogue qu'ils mâchent en permanence pour ignorer la faim et la fatigue. J'avais presque visité tout le marché lorsqu'un guerrier Toubou (nous étions après le cessez-le-feu) est venu me dire que son chef voulait me parler. Je l'accompagnai, à l'écart du marché, où sur un grand tapis cramoisi étaient vautrés une douzaine de guerriers, armés jusqu'aux dents : kalachnikovs, RPG, revolvers, pistolets, grenades, coupe-coupe, à portée de main… « Salamalékoum ! », Moi, en short, chaussettes, pataugas, chemisette, béret à l'épaulette, appareil-photo en bandoulière, les mains dans les poches, la force tranquille quoi, « Malékoumsalam ! ». Gentiment il me demanda d'éviter de prendre les gens en photo pour ne pas les gêner dans leur croyance où il est question de voler leur âme. J'avais l'explication de la réticence que j'avais prise pour de la pudeur. Je me suis rapidement détourné du marché aux bestiaux : méharis entravés, méchouis à pattes, étals de viandes rouges encore chaudes, noires de mouches. Je n'ai pas résisté au départ des maras avec leur étalage en équilibre sur la tête, sans doute le secret de leur démarche de mannequin. Je n'ai pas osé prendre la photo de cette brochette de guerriers patibulaires, ils auraient entendu le déclic.
Voisins du champ de tir de Massaguet, nous ne pouvions pas refuser un rôle de « vedette » (sécurité au sol) pour des tirs air-sol. Avec un jeune camarade pilote nous avions été débarqués sur la piste qui passait devant le pas de tir, avec mission d'arrêter tous les passages, improbables, dans ce lieu désert, au moment des tirs. Une patrouille de JAGUAR se présenta pour un tir canon en TBA (très basse altitude), la cime des arbres pliée par le souffle de la post, ça décoiffait… Au premier passage, le réacteur de l'avion leader avala un oiseau qui n'avait pas eu le temps de s’esquiver, cap au sud vers l'aérodrome de N'djamena (l'endroit où on se repose, en dialecte) distant de 20 km, sur un réacteur, l'autre ayant craché toutes ses ailettes. Intermède où nous eûmes la surprise de voir passer un Tchadien à bicyclette. Une patrouille d'ALOUETTE III se mit en stationnaire plusieurs centaines de mètres derrière nous pour tirer ses missiles SS-11, nous espérions les voir passer ; deux explosions dans notre dos, à peine remis de notre surprise nous réalisâmes que les deux missiles n’avaient pas atteint le pas de tir et qu'ils avaient déclenché un feu de brousse. Dans les minutes qui suivirent, nous vîmes arriver plusieurs dizaines de Tchadiens armés de branches. Affolés mais rigolards, nous voilà improvisés pompiers. Si nous avancions trop vite en battant le feu, il se rallumait derrière nous. Heureusement, l’herbe déjà brûlée par le soleil n’était pas très haute, le village de paillotes subirait quelques dégâts. L’arrivée d'un PUMA avec du matériel incendie et surtout une liasse de billets CFA, réglera le problème par une indemnisation immédiate ; nous avions failli être les « vedettes » d'un mauvais film : les piles batteries du filoguidage du missile ne supportaient pas les hautes températures, aussi étaient-elles stockées dans un frigo avec les sérums anti-venin, j'ose espérer pour les sérums.
Pendant mon séjour sur la base de N'djamena j'avais un camarade pilote, le MCH M., plein de ressources malgré le dénuement relatif sur l'infrastructure. On pouvait tout lui demander. Je lui fis remarquer qu'il y avait suffisamment de place entre nos deux hangars pour créer un terrain de volley-ball. Quelques jours plus tard il arriva juché sur un bulldozer, emprunté je ne sais où ; le terrain fut promptement aplani, les poteaux plantés et un filet providentiel d'un cours de tennis, accroché. J'en profitai aussitôt pour lui suggérer l'installation d'une douche dans notre hangar, ce qui fut fait, avec une claie en bois pour ne pas glisser. Quelques matchs plus tard, alors que j'étais sous la douche, j'ai entendu venant de l'autre côté du hangar un grand chambardement. J'allai voir la raison de ce raffut : un mamba noir (ou serpent minute) était sorti par le tuyau d'écoulement de la douche sous les yeux des boys effrayés. Rassemblés devant leur cabanon, ils avaient tanné le serpent à coup de bâton ; le mamba noir est un des serpents venimeux les plus dangereux, sa morsure est létale et la quantité de venin qu’il possède pourrait tuer dix personnes. Dit « noir » à cause de la couleur de l'intérieur de sa gorge, il peut se dresser jusqu'à 2 mètres, sauter jusqu'à 4 mètres et atteindre 20 km/h en reptation ; naturellement il grimpe aux arbres. Je venais de me doucher avec un serpent minute ; heureusement, il n'avait pas aimé mon shampoing.
Si mon camarade était débrouillard, il était naïf en affaires. J'en ai eu la preuve le jour où il a ouvert un tube d'aspirine, enlevé le coton pour me faire tomber dans le creux de la main le diamant qu'il venait d'acheter à un colporteur de passage : je n'y ai vu qu'une pierre du Rhin taillée en bouchon de carafe à peine plus gros que la tête soufrée d'une allumette suédoise ; après expertise par la délégation russe des mines, cela devait s'avérer comme un juste retour des pacotilles de la colonisation.
Dans le parc je remarquai une rangée de citronniers le long du mur de clôture, des citrons verts immangeables tellement ils étaient acides. Notre « boy » cuisinier, qui avait sa famille sur l'autre berge du fleuve au Cameroun, nous proposa une recette tahitienne de poisson cru, un capitaine (le poisson) était cuit par le jus de citron après une nuit de macération : délicieux.
Comme nous avions une barque du génie, avec un moteur hors-bord à notre disposition, nous avons visité le village de pêcheurs où vivait notre cuisinier, sur l'autre rive du Charry, côté Cameroun : paillotes couvertes de chaume, sol en terre battue. Dans la sienne, seul luxe, un lit en 90. Les femmes pilaient le mil, les bébés accrochés dans le dos, le forgeron travaillait le foyer de la forge dans un trou à même le sol et devant lui s'étalait sa production de serpettes et de hachettes. Le poisson couché sur des claies de branchages séchait au soleil. Une ribambelle d'enfants joyeux s'accrochait à nos basques et d'autres étaient fiers de nous montrer leur pêche miraculeuse : une ficelle accrochée à un bâton, un hameçon sans appât, sans bouchon, pas plutôt trempé dans la rivière, ils le ressortaient avec un poisson gigotant au bout de cette ligne primitive.
Tous ces Camerounais, la plupart des réfugiés tchadiens, avaient l'air joyeux, cela ressemblait à un village de vacances. Un retour à la nature, avec le dénuement en plus. Étrangement, j'avais l'impression d'être revenu à l'époque des films de ma jeunesse. L'enchantement cessa lorsque je remarquai la présence anachronique des transistors, seul lien avec notre époque dite « moderne » et « humaine ».
J'ai pu assister à un jour de marché dans le petit village de Dougia. Un alignement de huttes en bois, vaguement protégées par des toits de paille, des étalages d'oignons, échalotes, ail, des tas de riz, d'épices, curry, mangues, du pétrole, de l’essence au litre, cigarettes à l'unité, casseroles, gamelles, cotonnades, nappes, tapis, saris multicolores, le coin du « docteur en bicyclettes », marchand de grigris, d'amulettes. Je déambulais au milieu de ce souk lorsqu'une mara m'a interpellé pour me proposer des feuilles vertes dont elle avait un sac devant elle. Sa voisine est intervenue en se moquant, pour lui dire « les blancs ils mangent pas ça », bétel, kat, une drogue qu'ils mâchent en permanence pour ignorer la faim et la fatigue. J'avais presque visité tout le marché lorsqu'un guerrier Toubou (nous étions après le cessez-le-feu) est venu me dire que son chef voulait me parler. Je l'accompagnai, à l'écart du marché, où sur un grand tapis cramoisi étaient vautrés une douzaine de guerriers, armés jusqu'aux dents : kalachnikovs, RPG, revolvers, pistolets, grenades, coupe-coupe, à portée de main… « Salamalékoum ! », Moi, en short, chaussettes, pataugas, chemisette, béret à l'épaulette, appareil-photo en bandoulière, les mains dans les poches, la force tranquille quoi, « Malékoumsalam ! ». Gentiment il me demanda d'éviter de prendre les gens en photo pour ne pas les gêner dans leur croyance où il est question de voler leur âme. J'avais l'explication de la réticence que j'avais prise pour de la pudeur. Je me suis rapidement détourné du marché aux bestiaux : méharis entravés, méchouis à pattes, étals de viandes rouges encore chaudes, noires de mouches. Je n'ai pas résisté au départ des maras avec leur étalage en équilibre sur la tête, sans doute le secret de leur démarche de mannequin. Je n'ai pas osé prendre la photo de cette brochette de guerriers patibulaires, ils auraient entendu le déclic.
Voisins du champ de tir de Massaguet, nous ne pouvions pas refuser un rôle de « vedette » (sécurité au sol) pour des tirs air-sol. Avec un jeune camarade pilote nous avions été débarqués sur la piste qui passait devant le pas de tir, avec mission d'arrêter tous les passages, improbables, dans ce lieu désert, au moment des tirs. Une patrouille de JAGUAR se présenta pour un tir canon en TBA (très basse altitude), la cime des arbres pliée par le souffle de la post, ça décoiffait… Au premier passage, le réacteur de l'avion leader avala un oiseau qui n'avait pas eu le temps de s’esquiver, cap au sud vers l'aérodrome de N'djamena (l'endroit où on se repose, en dialecte) distant de 20 km, sur un réacteur, l'autre ayant craché toutes ses ailettes. Intermède où nous eûmes la surprise de voir passer un Tchadien à bicyclette. Une patrouille d'ALOUETTE III se mit en stationnaire plusieurs centaines de mètres derrière nous pour tirer ses missiles SS-11, nous espérions les voir passer ; deux explosions dans notre dos, à peine remis de notre surprise nous réalisâmes que les deux missiles n’avaient pas atteint le pas de tir et qu'ils avaient déclenché un feu de brousse. Dans les minutes qui suivirent, nous vîmes arriver plusieurs dizaines de Tchadiens armés de branches. Affolés mais rigolards, nous voilà improvisés pompiers. Si nous avancions trop vite en battant le feu, il se rallumait derrière nous. Heureusement, l’herbe déjà brûlée par le soleil n’était pas très haute, le village de paillotes subirait quelques dégâts. L’arrivée d'un PUMA avec du matériel incendie et surtout une liasse de billets CFA, réglera le problème par une indemnisation immédiate ; nous avions failli être les « vedettes » d'un mauvais film : les piles batteries du filoguidage du missile ne supportaient pas les hautes températures, aussi étaient-elles stockées dans un frigo avec les sérums anti-venin, j'ose espérer pour les sérums.
Pendant mon séjour sur la base de N'djamena j'avais un camarade pilote, le MCH M., plein de ressources malgré le dénuement relatif sur l'infrastructure. On pouvait tout lui demander. Je lui fis remarquer qu'il y avait suffisamment de place entre nos deux hangars pour créer un terrain de volley-ball. Quelques jours plus tard il arriva juché sur un bulldozer, emprunté je ne sais où ; le terrain fut promptement aplani, les poteaux plantés et un filet providentiel d'un cours de tennis, accroché. J'en profitai aussitôt pour lui suggérer l'installation d'une douche dans notre hangar, ce qui fut fait, avec une claie en bois pour ne pas glisser. Quelques matchs plus tard, alors que j'étais sous la douche, j'ai entendu venant de l'autre côté du hangar un grand chambardement. J'allai voir la raison de ce raffut : un mamba noir (ou serpent minute) était sorti par le tuyau d'écoulement de la douche sous les yeux des boys effrayés. Rassemblés devant leur cabanon, ils avaient tanné le serpent à coup de bâton ; le mamba noir est un des serpents venimeux les plus dangereux, sa morsure est létale et la quantité de venin qu’il possède pourrait tuer dix personnes. Dit « noir » à cause de la couleur de l'intérieur de sa gorge, il peut se dresser jusqu'à 2 mètres, sauter jusqu'à 4 mètres et atteindre 20 km/h en reptation ; naturellement il grimpe aux arbres. Je venais de me doucher avec un serpent minute ; heureusement, il n'avait pas aimé mon shampoing.
Si mon camarade était débrouillard, il était naïf en affaires. J'en ai eu la preuve le jour où il a ouvert un tube d'aspirine, enlevé le coton pour me faire tomber dans le creux de la main le diamant qu'il venait d'acheter à un colporteur de passage : je n'y ai vu qu'une pierre du Rhin taillée en bouchon de carafe à peine plus gros que la tête soufrée d'une allumette suédoise ; après expertise par la délégation russe des mines, cela devait s'avérer comme un juste retour des pacotilles de la colonisation.